" Beautiful People " de Alicia Drake.
" Saint Laurent, Lagerfeld : splendeurs et misères de la mode ".
La critique de Télérama, à laquelle j'adhère totalement car le livre est passionnant, je me permet de la publier car mes mots par rapport à ce très bel éloge, ne seraient qu'un pâle reflet de ce qui est dit ci-dessous !
Je précise que ce livre fut élu l'un des vingt meilleurs livres de l'année 2008 par le magazine "Lire".
" Il était une fois deux garçons, deux enfants tout à la fois précoces et solitaires, nés au mitan des années 30. L'un grandit au nord de l'Europe, dans le land allemand du Schleswig-Holstein drapé de brume hanséatique ; l'enfance du second baigna dans la lumière vive d'Oran, ville qu'il décrivit plus tard comme « étincelant dans un patchwork de mille couleurs sous le calme soleil d'Afrique du Nord ». C'est à Paris, en 1954, qu'ils se rencontrèrent, sur une estrade, vainqueurs tous deux d'un concours de stylisme organisé par le Secrétariat international de la laine. Yves Saint Laurent avait 18 ans, et c'est un modèle de robe du soir, un superbe fourreau noir complété d'un drapé, qui lui valait d'être là, sur ce podium, recevant sa prestigieuse récompense sous les yeux, notamment, d'Hubert de Givenchy et de Pierre Balmain. A ses côtés, Karl Lagerfeld, 21 ans, également primé, lui pour un manteau droit couleur jonquille « largement échancré sur les épaules et ouvert en V dans le dos.
Cette cérémonie de 1954 est la scène inaugurale de Beautiful People, le livre passionnant de la journaliste britannique Alicia Drake, qui suit sur quatre décennies les destins tantôt parallèles, tantôt croisés – quoi qu'il en soit, d'un bout à l'autre liés – des deux couturiers, amis éphémères rapidement devenus sinon des ennemis affichés, du moins de farouches et pugnaces rivaux. Fruit d'une enquête menée en profondeur, minutieuse et argumentée, Beautiful People est un document dans lequel ni l'invention, ni l'extrapolation hasardeuse n'ont leur place. Mais, à sa façon, c'est également un formidable roman, dont le sous-titre, Splendeurs et misères de la mode, évoque très directement la comédie de moeurs balzacienne, et dont les motifs centraux – le désir créateur, l'ambition, la jalousie, le snobisme, le jeu des apparences, et, en regard des tentations illusoires, l'enfance indélébile et la mélancolie qu'elle n'en finit pas de nourrir – renvoient tout ensemble à Proust et à la saignante Foire aux vanités de l'Anglais Thackeray.
A l'intensité romanesque du livre d'Alicia Drake, ses deux protagonistes principaux – ses « personnages », est-on tenté d'écrire – contribuent de façon époustouflante. Car voici deux hommes aussi énigmatiques, complexes et charismatiques que surdoués, dont les ambitions terrestres reposent sur un talent hors norme. Deux individus parfaitement singuliers qui n'en incarnent pas moins, ensemble, durablement, l'univers de la mode – soit, pour qui sait y regarder de près, le miroir franc et précis de l'époque. Deux individus, donc, dont les parcours respectifs, tant esthétiques que personnels, nous parlent de façon indirecte, mais saisissante d'acuité, des mutations de la société française au cours de la seconde moitié du XXe siècle ; dessinant, au fur et à mesure qu'Alicia Drake les retrace, une sorte d'histoire des mentalités, des moeurs et des modes de vie, qui va de l'après-guerre jusqu'à l'ère de la mondialisation, en passant par Mai 68, les années 70 libératoires, leurs excès, leur pente décadente, la décennie 80 obsédée de pouvoir, d'argent, d'apparence...
C'est avec lucidité, mais sans irrespect ni vulgarité, qu'Alicia Drake regarde évoluer Yves Saint Laurent (décédé en juin dernier) et Karl Lagerfeld – avec eux, autour d'eux, mille et un seconds rôles, composant une ample et captivante galerie de portraits. Opposant au formidable talent du second l'authentique génie du premier – Saint Laurent, seul couturier de l'histoire élevé au rang d'artiste. C'est peut-être à cause de cette opinion qu'il y a deux ans, lors de la parution du livre dans le monde anglo-saxon, Karl Lagerfeld tenta d'en interdire la diffusion. Qu'il y eût réussi aurait été plus que dommage. "