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11 janvier 2018

Italo Svevo.

 

Il faut du talent pour bien rater sa vie. Pour faire de son existence un long, raisonné et absolu fiasco. Une "antivie" en somme. Italo Svevo ou l'Antivie. C'est ainsi que l'écrivain et diplomate Maurizio Serra - qui a remporté en 2011 le prix Goncourt de la biographie pour Malaparte, vies et légendes (Grasset) - intitule aujourd'hui son nouveau portrait en pied : un tableau magistral et poignant d'Ettore Schmitz, dit Italo Svevo, le grand auteur triestin de La Conscience de Zeno (1923).

Solitude, insuccès, déconsidération, inertie, fuite, traversée du désert, irréalisation de soi... Tous ces mots glanés au cours des trois cents pages résument bien la façon dont Svevo se percevra longtemps : un "ridicule animal debout". Tout conspire à miner son estime de lui-même. A commencer par son patronyme, Schmitz, avec "ce pauvre "i", fracassé entre trop de consonnes". Pour se "dé-schmitzifier", il se choisit un nom de plume plein de voyelles et de clarté. Un nom qui n'est d'ailleurs pas un nom mais deux qualificatifs accolés. Italo Svevo = Italien Souabe.

Pendant longtemps, pourtant, ce pseudonyme ne dira rien à personne. Svevo est un écrivain sans lecteurs, comme dans sa nouvelle "Une farce réussie". Serait-ce une question de langue ? Né à Trieste en 1861, "Italien Souabe" a été sujet autrichien jusqu'à 57 ans. Il n'est devenu italien qu'au rattachement de Trieste à l'Italie en 1918. Il aurait pu écrireen allemand comme Kafka ou Max Brod, mais il s'y refusera toujours. "Svevo préfère écrire mal en italien ce qu'il aurait pu bien écrire en allemand", commente perfidement le poète Umberto Saba, l'autre grand littérateur triestin de l'époque. Cette boutade lui collera à la peau. Svevo est l'homme des mauvais choix. "Inapte". "Condamné à perdre". Le ratage s'enracine toujours dans le regard des autres.

L'ÉCRITURE, UNE PERNICIEUSE ADDICTION

Au tournant du siècle, les insuccès s'accumulent. Svevo a publié deux romans, Une vie - sur lequel il a passé six ans - et Sénilité. A compte d'auteur, tous les deux. Et dans un silence "quasi hermétique". Du coup, l'homme renonce officiellement à l'écriture. Il "entre à la Trappe" - comprenez dans l'usine de vernis pour coques de navires de sa belle-famille"Pour éviter de retomber une troisième fois dans la littérature", il consacre ses heures de liberté au violon. Il parle de l'écriture comme de l'alcool ou du tabac. Une pernicieuse addiction. Son talon d'Achille. Non, il ne "rechutera" pas. Oui, il se le jure.

Encore raté ! Entre 1907 et 1915, la nécessité de se perfectionner en anglais lui fait pousser la porte de l'école Berlitz de Trieste. Il y a là un jeune enseignant à casquette et lunettes rondes nommé James Joyce. Malgré leur différence d'âge, les deux hommes se lient d'amitié. Svevo offre un exemplaire défraîchi de ses romans à Joyce, qui devient son premier admirateur. Etrange situation où un "professeur" de 24 ans va totalement changer la vie de son "élève" quadragénaire et désabusé. Cette rencontre entre "deux marginaux de luxe", Serra la compare à "un coup de fouet bienfaisant". Svevo retrouve soudain "la foi en son talent, foi usée par les années, la solitude et le désoeuvrement".

Il faudra pourtant attendre 1923 - l'écrivain a alors 62 ans - pour que paraisse son chef-d'oeuvre, La Conscience de Zeno. Névroses en tout genre, culpabilité, hypocondrie, velléités, autodestruction : on ne sera guère étonné de retrouver, chez l'antihéros Zeno Cosini, tous les motifs égrenés par Maurizio Serra à propos de Svevo lui-même. Le "professor Zois" (Joyce) s'enthousiasme. Et il n'est pas le seul. Nourrie d'une science alors nouvelle, la psychanalyse - dès 1908, Svevo a lu Freud et revendique d'avoir "fait du Freud avant la lettre" -, pimentée par un humour omniprésent - "l'assonance entre Charlot et Charcot" faisait, selon Serra, le régal de l'écrivain -, cette plongée avant-gardiste dans les méandres de la psyché sera saluée en Italie par Eugenio Montale et en France par Valery Larbaud. Verrait-on poindre enfin la reconnaissance tant méritée ?

Ce serait mal connaître notre perfectionniste de l'échec. En 1928, sa voiture dérape sur l'asphalte humide et finit dans un fossé. S'ensuit une mort bête, "d'une extrême banalité". Le ratage final.

Portrait d'un perdant sur fond d'angoisse : tel pourrait être le titre du livre de Maurizio Serra, qui se conclut par deux beaux témoignages d'écrivains-admirateurs, Pedrag Matvejevitch et Claudio Magris. En le refermant, on se dit qu'Ettore Schmitz est bien le plus grandiose, le plus spectaculaire, le plus inoubliable et le plus attachant des héros svéviens. Un homme ballotté entre des identités multiples, entre "choix et non-choix", passionné par "la mécanique des comportements humains" mais agi par les choses plus qu'il n'agit sur elles. Un être décalé, inapte, mais innocent et presque fier en définitive de son mal-être.

A la fin, Svevo aimait tellement sa "maladie" - si c'en était une - qu'il la préservait "avec un total esprit d'autodéfense". Il avait compris que, si les moteurs ont des ratés, les ratages des "ratés" peuvent aussi devenir le vrai moteur d'une vie.

Italo Svevo ou l'antivie, de Maurizio Serra, Grasset, 400 p., 22 €.

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En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/07/11/italo-svevo-perdant-magnifique_3445903_3260.html#RI5yKilhTY6tWcDk.99

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